Laurence Bastet interviewe Christian Auriach
Publication : septembre 2025.
LB : Selon vous, quel est le plus grand frein à l’innovation en entreprise ?
CA : Pour moi, il y a deux freins principaux.
👉 Le premier, c’est la culture du business plan.
En entreprise, la décision repose sur le rationnel, les KPIs, les résultats prévisionnels… Mais l’innovation, par essence, ne répond pas à un besoin déjà exprimé ni à une cible clairement identifiée. Elle nécessite d’autres logiques, plus exploratoires, plus ouvertes et pour cela, il y a des méthodes de plus en plus mûres, exploitées notamment par les licornes ou les futures licornes.
👉 Le deuxième, c’est le poids de l’historique.
Beaucoup d’entreprises traînent ce que j’appelle l’“historique des fausses innovations” : des projets passés qui n’ont pas créé de valeur et qui ont laissé des traces dans la mémoire collective. Pourtant, la réalité est encourageante : en dix ans, le taux de succès des vrais leaders de l’innovation a été multiplié par dix. La différence ? Les uns innovent, les autres se contentent de moderniser. Les pionniers à succès acceptent d’investir dans un portefeuille de projets, de prendre des risques calculés dans une logique statistique, bref, d’innover vraiment. Ils exploitent l’état de l’art en matière de stratégie et de management de l’innovation, depuis les démarches d’innovation ouverte jusqu’aux valorisations de type options réelles modernes (voir à ce sujet l’excellent site strategic-finance.eu), en passant par une veille efficace. Les autres, les followers, se contentent d’imiter. Conduire sa transition numérique est un effort de modernisation en vue d’optimiser son couple coût / qualité perçue, pas une innovation dont l’objectif est de créer une offre ou un actif inédit capable de démultiplier votre "pouvoir-prix".
Quelle est la réaction de vos étudiants face à la fulgurance de l’innovation ?
CA : Je distingue deux types d’audiences.
👉 Les profils techniques
Les ingénieurs, spécialistes, etc… — qui maîtrisent la technologie, dans l'ensemble accueillent l’innovation (technologique ou pas) avec curiosité et enthousiasme.
👉 Les autres profils
D'autres sont moins à l’aise avec les sujets techniques. Je m’adresse parfois à de véritables arithmophobes. Chez eux, la réaction est différente : parfois une aversion, voire une peur viscérale. Ils craignent de perdre en légitimité, de devoir s’effacer devant les sciences dures. Beaucoup s’interrogent : “Quel est le rôle d’un non-ingénieur dans une ère où l’IA s’impose partout, quels que soient le secteur, le niveau ou le métier ?” Ma conviction est claire : l’important, ce n’est pas la maîtrise technique en soi, mais la capacité à créer de la valeur.
Prenons un exemple : le commercial terrain. Demain, il ne disparaîtra pas, mais son rôle évoluera. Il deviendra un commercial stratégique, garant de la fiabilité des données et capable d’en faire un levier business. Les non-ingénieurs n’ont pas disparu pendant la révolution du web. Ils ne disparaîtront pas dans une ère post-IA, mais leur rôle est en train de muter.
Autre exemple, j’ai donné en juin dernier une conférence devant des interim managers. Nous avons construit pas à pas un référentiel de données destiné à alimenter un outil propulsé par l’IA. Objectif de l’outil : mener une analyse de situation stratégique d’entreprise, focalisée sur la chaîne de valeur. Il n’est pas nécessaire d’être ingénieur pour cela. En revanche, il faut maîtriser une grande palette de modèles économiques et savoir apprécier la pertinence, la fiabilité et l’actualité des données, le nouvel or. Ne jamais oublier qu’une IA est un programme construit avec des données. Le fondateur de l’entreprise Scale AI, par exemple, l’a bien compris. Il consacre toute son énergie à créer des jeux de données pour l’industrie de l’IA. ​
LB : Comment formez-vous les étudiants à l’esprit critique ?
CA : la réponse à cette question peut être très longue. Mais voici quelques bases.
👉 Les IAs apprenent des spécialistes et remplacent les généralistes
Je leur dis toujours : “Commencez par votre propre raisonnement, puis demandez à l’IA de compléter, d’extrapoler, de challenger.” Un excellent prompt est la description d'un travail humain (méthode et résultat), à extrapoler. Faire l’inverse serait une erreur, car l’IA n’a pas de contexte par définition. En revanche, elle est un formidable outil pour tester, confronter et enrichir sa propre analyse. Pour réaliser cela, vous devez choisir une spécialité fine et la cultiver constamment. C'est le prix à payer pour rester pertinent. À quoi ressemble le futur ? 9 milliards d'humains, 9 milliards de spécialités.
👉 Comprenez comment ça marche, au moins dans les grandes lignes
Connaître les 5 branches principales, les 6 leviers essentiels et les 2 grands biais des IAs, identifier les différences de conception et de potentiel d'évolution technique et fonctionnelle entre elles : c'est le minimum que tout nouveau "honnête humain" doit apprendre.
Bref, avoir un esprit critique, c’est garder la main, ne pas déléguer sa pensée à la machine. Asimov et ses lois de la robotique étaient dans le vrai : en résumé, l’humain doit rester maître du bouton on/off ».