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Les mécanismes de l'hypercroissance

Pourquoi des entreprises atteignent rapidement une capitalisation d’1 milliard de dollars ou d’euros, alors que d’autres contemplent ce seuil emblématique sans jamais le franchir ? Qu’est-ce qui fait la différence entre une potentielle licorne et une simple scaleup parmi d’autres ? Cette question taraude suffisamment de monde pour que des auteurs éminents se soient penchés sur la question.

Sur 1000 scaleups, combien deviennent des licornes ?

Aileen Lee a inventé le mot Licorne en 2013 . Le terme l’a séduite car il évoque sans ambiguïté quelque chose de rare. En effet, peu de startups atteignent une valorisation équivalente à 1 milliard de dollars moins de 10 ans après leur création. Même en se focalisant sur des projets centrés sur des innovations technologiques, le taux de succès reste extrêmement faible. Il l’est d’autant plus si l’on ne considère que les entreprises indépendantes, c’est-à-dire non adossées à des grands groupes, et non cotées en bourse. À votre avis, sur 1000 startups de ce type, combien y parviennent un jour ? La statistique a été mesurée sur un large panel de structures américaines financées par des sociétés de capital-risque. De l’ordre d’1 pour 1000 en 2013, à 1 pour cent 10 ans plus tard, en 2023 . Si les managers de l’innovation ont nettement progressé, ils sont encore loin d’un palier de maturité. Un facteur 10 en 10 ans est certes fort respectable, mais les investisseurs les plus ambitieux restent confrontés à un niveau d’incertitude énorme.

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Comment les investisseurs dans l'innovation choisissent-ils une cible ?

Fille d’immigrants chinois du New-Jersey, Aileen Lee a fait Harvard avant de devenir une analyste financière de référence dans le monde de l’entrepreneuriat technologique. Aujourd’hui elle est à la fois théoricienne et praticienne. Elle a fondé et dirige une société de capital-risque, tout en maîtrisant la modélisation des entreprises dans lesquelles elle investit. Si elle n’appartient pas strictement au monde universitaire, elle influence fortement les travaux de nombre de chercheurs.

Sebastian Krakowski est l’un d’entre eux. Le titre d’un de ses papiers attire immédiatement le regard. Il commence par Using deep Learning to Find the Next Unicorn. En gros, comment exploiter le potentiel de l’intelligence artificielle pour trouver la prochaine licorne ? Ou, si on se met à la place d’un dirigeant de scaleup, comment l’IA peut m’aider à trouver la bonne stratégie afin de franchir la prochaine étape de mon développement ? Sans Aileen Lee, cette étude n’aurait jamais existé en tant que telle. Qu’elle en soit remerciée.

Sebastian Krakowski est un jeune chercheur qui valorise le travail de ses aînés. Il recense les publications antérieures relatives aux méthodes de détection de futures licornes, avant d’en tirer ses propres conclusions. Il a travaillé avec le fonds de capital-risque d’envergure mondiale EQT Ventures, d’origine suédoise, dont l’outil de sélection des cibles d’investissement exploite le potentiel du deep learning. Il faut noter que leur taux de découverte de futures licornes est à peu près 10 fois supérieur à la moyenne du marché, à savoir de l’ordre de 10 %. Cette équipe mixte, composée à la fois d’acteurs publics et privés, a recensé les pratiques de leurs pairs à travers le monde, autres chercheurs et praticiens ayant à cœur de détecter le plus tôt possible les jeunes pousses à fort potentiel. Ils ont notamment mis en évidence deux ensembles de variables particulièrement intéressants pour tous ceux qui s’intéressent à l’efficacité du financement de l’innovation, qu’ils soient novices ou chevronnés.

Comment mesurer le succès d'une scaleup ?

Le premier ensemble concerne des critères de succès, c’est-à-dire les conditions qui permettent de confirmer qu’une entreprise a atteint son Graal. Le deuxième couvre les facteurs de succès, c’est-à-dire les signaux en amont, des indices avant-coureurs d’une hyper-croissance à venir. Résumons leurs résultats.

Les critères de succès peuvent être regroupés en catégories, en partant de la plus importante : le succès rencontré en matière de financement. Les objectifs annoncés ont-ils été tenus, à quelle vitesse, ont-ils été dépassés et confirmés par d’autres levées de fonds significatives non anticipées au départ, par le support de fonds de capital-risque, par une introduction en bourse, par un rachat par un blue chip ? Quel montant total de financement a été obtenu ? Ces critères sont jugés beaucoup plus importants que la rentabilité ou la croissance par les spécialistes, même si l’on peut aisément imaginer que l’une et l’autre encouragent les investisseurs à financer l’initiative.

Le deuxième regroupement de critères, toujours par ordre d’importance, concerne la durabilité et la valorisation de l’entreprise. Est-elle en vie plusieurs années après sa création, son effectif a-t-il augmenté à un rythme adapté, sa valorisation est-elle croissante, y compris lors des dernières opérations de financement ?

Enfin le troisième et dernier thème est la réputation : des analyses d’experts reconnus recommandent-elles d’investir dans cette entreprise, a-t-elle gagné des concours ou des défis d’entrepreneurs, bénéficie-t-elle de positions enviables dans les classements les plus suivis ?

L'impact d'une Scale-up est-il corrélé à sa performance ?

Curieusement, selon Sebastian Krakowski et ses pairs, aucune équipe de chercheurs ou de praticiens ayant publié sur le sujet n’évoquerait un quelconque impact sur l’écosystème, une vertu environnementale, sociale ou sociétale remarquable. Or même les plus cyniques des dirigeants y sont sensibles ! Le raisonnement est le suivant : si le terrain de jeu sur lequel l’entreprise opère est abîmé, si ses cibles potentielles sont peu solvables, si le moral des ménages est au plus bas, l’épargne prend le pas sur la consommation ; à moins de proposer des produits d’épargne, justement, il est extrêmement difficile de se développer sur un marché manquant de dynamisme, y compris en disposant d’une innovation en rupture. Et il ne peut évidemment pas y avoir que des banques, des gestionnaires d’actifs ou de patrimoine à l’exclusion de tout autre activité économique, sinon dans quoi ces établissements financiers investiraient-ils ? L’exemple typique est une licorne positionnée sur le secteur du bois qui déboiserait plus vite que n’importe lequel de ses concurrents dans l’histoire ; elle finirait par tarir sa propre matière première. Bien sûr on peut considérer que l’entretien d’un écosystème porteur est à la charge de l’état ou d’autres entreprises – bref, « ce n’est pas mon problème, d’autres s’en chargent » - ou qu’il existe toujours des segments de marché et des endroits dans le monde très attractifs, par exemple le luxe en Asie.

Mais force est de constater que les leviers les plus structurants de nos sociétés au XXIème siècle sont actionnés par des acteurs privés hyper-croissants. Si les licornes n’intègrent pas à leur ADN un agenda responsable, notre humanité s’étiole à court terme, puis s’estompe et à long terme s’écroule. Car les GAMAMs, NATUs et autres BATXs ont d’abord été des licornes, et les licornes sont de futurs GAMAMs, NATUs et BATXs.

Faut-il considérer cet aspect comme un sous-sujet de la réputation, le troisième groupe de critères évoqué plus haut ? Cela parait trop restrictif. En réalité il existe au moins un travail d’étude publié sur l’hyper-croissance responsable . Reste à amener cette mouvance à maturité. Il s’agit de transformer une vague préoccupation en famille de critères utiles et justifiés, sans tomber dans le travers de l’hyper-normalisation.

Comment anticiper l'hypercroissance ?

Revenons aux conclusions du papier de Sebastian Krakowski et de ses pairs : Using deep Learning to Find the Next Unicorn. Après avoir identifié des critères de succès, qui servent à confirmer le jour-dit que la réussite est au rendez-vous, elles identifient les facteurs de succès, ces signes précurseurs qui montrent que l’on est sur la bonne trajectoire. On s’en doute, le but est ici d’établir des liens, des corrélations entre facteurs et critères de succès. Si tels facteurs sont observés en amont, alors tels critères de succès sont validés en aval, en scrutant un grand nombre de sources, documents, études, analyses, témoignages, dans des formats aussi variés que des tableaux, des textes, des graphes, des séries temporelles, des images, des vidéos ou des documents audios. Là aussi, opérons des regroupements en 3 catégories de facteurs : les personnes, les actifs et les modèles.

Les investisseurs aiment les individus qui réussissent. Ils les rassurent. Cela concerne aussi bien les fondateurs que les actionnaires, les équipes mobilisées, les partenaires, les membres des réseaux formels et informels, jusqu’aux profils et comportements des clients – les fameux personae. En moyenne les facteurs relatifs aux personnes comptent environ pour près d’un tiers de la note globale si on fait la synthèse des modèles existants dans les universités et chez les praticiens ayant publié sur le sujet.

La deuxième catégorie regroupe l’état des actifs au sens large, en analysant l’historique du financement, le portefeuille de propriété intellectuelle, l’efficacité de la R&D, les évènements de fusion & acquisitions, la performance financière (lorsque les données sont disponibles), enfin les données externes telles que les notations d’agences tierces. Elle compte quant à elle pour un peu moins d’un quart de la note globale.

Enfin la catégorie modèle intègre les notions de produit et de service, de catalogue, de positionnement, de concurrence, de visibilité, de communication, de processus et d’efficacité opérationnelle. Elle est prépondérante avec 45% de la note.

Le pedigree des personnes-clés attire-t-il les investisseurs ?

Le poids des facteurs liés aux personnes semble rassurant. Il se ferait l’écho de notre confiance en l’humanité, ni plus ni moins qu’en des considérations financières ou opérationnelles. En pratique il rend la percée d’outsiders plus difficile. Si la réussite d’un tour de financement doit passer par l’intégration dans l’actionnariat d’un serial entrepreneur ayant fait ses preuves, cela signifie que l’innovation est contrôlée par un petit club de gens très influents, avec un risque majeur : s’enfermer dans la reproduction de ce qui a déjà marché, au détriment d’approches réellement nouvelles.

Les Scale-uppers exploitent-ils leurs actifs de manière optimale ?

Le poids plus modeste de la catégorie actifs s’explique par la difficulté à collecter des données fiables, surtout si l’on adopte le point de vue d’un investisseur en recherche de cible, n’ayant accès qu’à des informations exogènes et non aux comptes de résultats et aux bilans des structures scrutées par leurs robots ou leurs analystes. En réalité peu de dirigeants eux-mêmes sont capables d’identifier les actifs non financiers de leur structure, donc ne figurant pas au bilan, et sous-exploitent structurellement leur potentiel. Il s’agit par exemple d’un résultat de prototype abandonné, d’un bout de logiciel utilisé exclusivement en interne mais qui gagnerait à être valorisé auprès de clients, ou d’une vitrine électronique sous-utilisée. Ce phénomène est également courant au niveau des passifs, ces investissements non rentables, ces dépenses sans valeur ajoutée, ou ces entêtements dans des voies d’investigation peu concluantes. Il est vertueux d’arbitrer un excès de temps passé à lever des fonds ou à participer à des séminaires et des conventions, au profit d’un temps d’évaluation de ses propres actifs.

Les Scale-uppers optimisent-ils leur modèle d'affaire ?

L’importance des facteurs de la catégorie modèle s’explique par la relative disponibilité de données à la fois à l’extérieur et à l’intérieur de l’entreprise, les prix et les désignations des produits et services étant par définition visibles, de même que les actions de communication ou les champs concurrentiels et dans une certaine mesure les processus exposés aux clients. Certaines IAs génératives sollicitées pour glaner de telles informations sont d’ailleurs étonnamment performantes, à condition de régler la bonne succession de prompts avec le bon niveau de précision.

L'IA générative peut-elle contribuer à optimiser un modèle d'affaire ?

Plus généralement, au lieu de privilégier des chaînes d’apprentissage profond (ou deep learning) spécifiques comme les auteurs de l’article en question, est-il possible de concevoir des « prompts » précis rendant une IA générative capable de sélectionner des startups ou des scaleups ayant le potentiel de licorne ? Mieux encore, est-il possible de déterminer quelles actions, quelles décisions stratégiques, quels pivotements éventuels rapprocheraient ces entreprises d’un schéma plus porteur, voire du plus porteur possible ?

Le premier avantage d’une telle approche est lié à la plus grande ouverture du modèle. Par exemple, au lieu de filtrer les entreprises a priori incompatibles avec les préférences affichées d’un fonds d’investissement recherchant de nouvelles cibles, dans un souci compréhensible d’optimisation de la taille des bases de données sources, l’ensemble des connaissances de l’IA générative est mobilisé.

L’outillage à mettre en place et les coûts d’infrastructure sont réduits à leur plus simple expression : la licence d’une IA générative privilégiant l’authenticité du résultat, dûment tracée grâce à un pointage vers les sources utilisées et une explication transparente, pas à pas, du déroulé du travail effectué. Perplexity.ai par exemple est parfaitement adapté à cette tâche.

Enfin il permet de tester plus aisément le maniement de sujets qualitatifs, qui par définition se prêtent bien à une approche par le texte. Par exemple, il devient possible de tenir compte d’un phénomène central dans l’appréciation de la différence entre une future licorne et une éternelle scaleup : l’avènement d’une innovation en rupture, avec un avant et un après pour tout un écosystème. La vie d’un projet d’innovation n’est pas continue, elle est faite d’évènements discrets (dans le sens « contraire de continu ») plus ou moins prévisibles.

Comment intégrer des critères qualitatifs pour évaluer une Scale-up ?

Tout ceci converge vers un manque, une lacune énorme à combler : les modèles de détection de licornes sont bien trop quantitatifs ou systématiques, cherchant avant tout des données objectives au détriment de l’intuition et de l’intégration de nouveaux savoirs.

Même l’adoubement des personnes clés est une démarche mécanique : un tel ou une telle doit avoir déjà réussi pour être capable de réussir à nouveau. Ces modèles pêchent par l’absence d’approches innovantes prenant en compte des éléments qualitatifs, reflets de la véritable créativité de la structure. Or c’est là que l’essentiel de la différenciation durable s’opère. Voilà où réside le gisement de progrès à réaliser sur le ratio nombre de licornes sur nombre de création d’entreprises innovantes, pour passer, pourquoi pas, d’1% à 1 pour 10. Encore faut-il être rompu aux méthodes d’analyse stratégique agile adaptées aux entreprises hyper-croissantes, comme le sont les leaders économiques de notre temps. Voir à ce propos « Les vacances d’Elon Musk », qui peuvent être trouvées dans un autre article. Faire de la stratégie dans un tel contexte ne commence pas par le maniement de chiffres ou de statistiques, mais par le repérage de potentiels qualitatifs grâce à des méthodes à la fois modernes et éprouvées. À ce propos, le management stratégique de l’innovation est une discipline en plein boom, dont l’enjeu clé est l’amélioration du ROI. Après des décennies de tâtonnement à l’aveugle, sur fond d’accélération du phénomène de percée de technologies en rupture, l’innovation aborde son plateau de maturation.

L'après-hypercroissance : quelles perspectives ?

Projetons-nous au-delà de ce palier, typiquement dans 5 à 10 ans. Des IAs gorgées de données détectent des trous dans la raquette, ces innovations qui nous manquent sans même que nous nous en rendions compte. Elles trient et ordonnent ces opportunités, les apparient virtuellement aux équipes hybrides, associant humains et machines, les plus capables de les porter. Elles évaluent leurs chances de succès qu’elles multiplient par un score d’impact. Et elles recommencent. En permanence elles recomposent un portefeuille d’initiatives plus ou moins avancées, mais qui partagent une caractéristique commune que l’on peut anticiper dès aujourd’hui : leur cycle de développement ne cesse de raccourcir.

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