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La mort à Venise, culte de la beauté
Cent ans de solitude, un souffle modèle
Un déjeuner de soleil, vies mêlées
La mort à Venise, culte de la beauté
Pour qu’une oeuvre de haute intellectualité agisse immédiatement et profondément sur le grand public, il faut qu’il y ait secrète parenté - voire même identité entre le destin personnel de l’auteur et le destin anonyme de sa génération. Thomas Mann mêle dans ce roman considéré comme un des romans de référence du XXème siècle son propre témoignage d’artiste et celui de son personnage principal, un écrivain à succès qui cherche à échapper au joug de sa tâche en se rendant à Venise pour de courtes vacances. Car créer des chefs d’oeuvre n’est pas qu’une affaire d’inspiration : Son amour de la mer avait des sources profondes : le besoin de repos de l’artiste astreint à un dur labeur, qui devant l’exigence protéiforme des phénomènes a besoin de se réfugier au sein de la simplicité démesurée ; … Le roman est ciselé, le vocabulaire précis, la traduction difficile mais réussie dans cette édition de 1929 (chez KRA) dénichée dans une vieille bibliothèque parisienne. Le texte démontre ce qu’il prétend, à la fois méthode et illustration, procédé et exemple. La théorie ne lasse jamais, car elle est le fruit de l’expérience vécue à la fois par l’auteur et le lecteur (la lectrice) dans un cadre et une atmosphère à la fois sublimes et délétères, une Venise confrontée au développement d’une épidémie de choléra que les autorités locales se refusent à confirmer officiellement, contribuant ainsi à son inéluctable progression.
Nous avons accès aux convictions profondes de Thomas Mann, aux conclusions empiriques auxquelles il est parvenu grâce à une longue pratique de l’écriture et de la lecture. Une poignée de phrases clés, dont deux sont citées ci-dessus, et quatre dans ce qui suit, définit ses croyances (un philosophe parlerait peut-être d’une définition de son esthétique et de sa mystique littéraires). Statue et miroir ! est le point d’orgue du livre. En contemplant la grâce parfaite d’un jeune homme jouant sur une plage, il est renvoyé à sa sensibilité d’artiste et crée en escalier, utilisant cette vision comme un tremplin. La beauté est stimulation créative. Mais il se laisse aller à la jouissance de cette création sans y adjoindre la nécessaire discipline qui rend capable de produire les grandes oeuvres. Comment analyser le profond amalgame du double instinct de discipline et de licence dont sa vocation se compose ! (vocation de l’artiste). On sent qu’il devient quelqu’un d’autre, que les vacances ne seront pas courtes, que l’abandon à des sensations et à des émotions chaque jour renouvelées devient irréversible, à la façon d’une drogue. En cheminant vers le dénouement, que l’on ne dévoilera pas bien sûr, il a des fulgurances… la beauté, la beauté seule est divine et visible à la fois, …, rejette la connaissance, ennemie de la création : Nous la rejetons donc décidément, et dès lors notre effort tend vers la seule beauté, c’est à dire vers le simple, le grand ; vers la sévérité, la spontanéité reconquises et le style. Il y a une parenté entre cette conception de l’art et celle de Proust, lequel plaignait les laborieux.
Référence : lu dans l'édition de 1929 (Editions KRA). Traduction par Felix Bertaux (aussi auteur de l'introduction) et Charles Sigwalt.
NB : existe aussi par exemple en Livre de Poche, avec deux autres nouvelles, dont l'une, intitulée Tristan, est un monument d'humour d'époque, la satire de l'artiste velléitaire et de l'homme d'affaires injustement assuré valant son pesant d'or. Dans cette édition, si les traducteurs sont les mêmes, le préfacier a changé ; il a aussi ajouté des notes instructives, où l'on découvre les références de l'auteur empruntées à la littérature antique, notamment à L'Odyssée d'Homère. A ce propos, ne pas hésiter à lire l'article de ce blog consacré à l'antiquité grecque.
Cent ans de solitude, un souffle modèle
Le chef d'oeuvre de Gabriel José de la Concordia García Márquez tient à son souffle. Jamais l'auteur ne fléchit, depuis la première jusqu'à la quatre-cent-cinquantième page. Jamais le style ne dévie, jamais la tension ne faiblit, jamais le flot ne se tarit, jamais la beauté ne flétrit. En finissant la lecture de l'épilogue en forme de révélation, le lecteur se demande à quoi exactement il a été confronté. À une expérience littéraire, à un feu mystique, à un talent d'exception, ou à tout cela en même temps. On retrouve des traces de la vie de l'auteur et de son étude de Rabelais dans le récit des voyages en Europe et des orgies d'un Buendia, nom de la lignée condamnée à cent ans de solitude. Il y met du sien, par exemple en donnant des noms à rallonge magnifiquement évocateurs à ses personnages. Il est quasiment impossible de conserver la mémoire de tous les descendants des fondateurs du village imaginaire de Macondo, les mêmes prénoms se donnant de génération en génération.
Il faut faire l'exercice suivant : ouvrir le livre au hasard et lire quelques phrases. Aucune n'est médiocre. La recherche esthétique est permanente. Exemple page 176 : "Sa tête laissait voir à présent les grands angles rentrants de ses tempes dégarnies, et semblait avoir doré à feu doux". Et page 438 : "Dans les cartes postales qu'il expédiait depuis les gares traversées, il décrivait à grand renfort d'exclamations les instantanés qu'il avait découvert par la baie du wagon, et c'était comme d'émietter pour le jeter à l'oubli le long poème de la fugacité : ...".
Référence : lu dans l'édition de mars 2022 (Points)
Un déjeuner de soleil, vies mêlées
Dans un rayon oublié au fond d'une bibliothèque de quartier, se trouvait un livre au titre intriguant. Il recélait l'histoire incroyable d'une famille accueillant un jeune immigré ne parlant pas un mot de français à son arrivée en France, lequel devait devenir un des plus grands écrivains en langue française moins d'une décennie plus tard. Il contenait des phrases telles que : "Deux vies parallèles ne peuvent se rencontrer à moins d'une hypothèse tendancieuse : les parallèles sont aimantées et l'attraction sera si forte qu'à un moment donné elles infléchiront le postulat et se toucheront".
Le récit de la rapide acculturation du jeune homme est suivi de celui de son ascension dans la monde et dans le monde des lettres, de ses rencontres masculines et féminines, de ses phases d'écriture où les personnages de ses romans imaginaires se confondent avec les personnages imaginaires du roman. Il ne s'agit pas de banals destins croisés, mais de lignes de vies infléchies par une succession de désirs et de passions. A redécouvrir.
Référence : lu dans l'édition de 1981 (Gallimard, NRF)
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Cent ans de solitude, un souffle modèle
Un déjeuner de soleil, vies mêlées
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